Le cerveau humain est hypersensible à l'environnement. L'omniprésence des médias numériques va façonner leur architecture et transformer l'intelligence humaine.
Google
Glass sur le nez et smartphone à l'oreille, l'humanité sera bientôt
plus accro aux écrans numériques que ne l'a été Toumaï au silex, il y a
7 millions d'années... Depuis cette ère des steppes, l'environnement a
subtilement modelé le cerveau de l'homme, construit la parole, les
relations sociales, les stratégies de chasse et de survie,
l'abstraction, puis l'art et la futilité… Avec l'omniprésence des
écrans, une nouvelle révolution se prépare-t-elle pour notre cortex ?
Certains imaginent déjà le pire. « Le
cerveau fonctionne comme tout organisme vivant : plus son environnement
nourricier porte de nutriments, meilleure est sa croissance. Or la
nourriture numérique est pauvre et le développement cérébral va en
pâtir », estime par exemple Michel Desmurget, spécialiste en
neurosciences cognitives, auteur d'un ouvrage critique sur le sujet
(« TV Lobotomie », Max Milo Editions, 2011).
Les
effets dévastateurs de la télévision sur l'architecture cérébrale ont
déjà été mis en évidence, en 1997, par deux pédopsychiatres américains,
Frederick Zimmerman et Dimitri Christakis, qui ont établi qu'une
consommation excessive d'écrans altérait la formation des synapses et
perturbait les apprentissages dans les 3.000 familles qu'ils avaient
placées sous surveillance. Depuis, l'exposition aux radiations
numériques s'est encore amplifiée. Une étude Nielsen chiffre à 11 heures
par jour le temps passé par les Américains devant les médias
électroniques : smartphones, ordinateurs, consoles de jeux, affichage
interactifs et autres télés… « Les risques de troubles cognitifs sont réels : perturbation du sommeil, problèmes de concentration, perte de créativité… », énumère Michel Desmurget.
Certains
travaux mettent aussi en évidence que les écrans peuvent saturer la
mémoire dite « de travail », qui stocke les informations nécessaires aux
activités en cours, et faire baisser nos performances intellectuelles
en augmentant le temps de réalisation des différentes tâches. La
génération « digital native », par essence zappeuse, aurait donc plus de
difficultés à se concentrer, comme si tout la distrayait. « Les cerveaux de ces enfants sont en surchauffe face à la masse d'informations numériques à traiter. Ils peinent à faire le tri
entre l'essentiel et le superflu, et bloquent difficilement les
informations les moins utiles au développement de l'intelligence », poursuit le chercheur.
L'hormone de la récompense
Certains
y voient l'explication des premiers signes d'inflexion de l'effet
Flynn, la « loi de Moore de l'intelligence », qui constate que chaque
nouvelle génération améliore, depuis un siècle, de 3 à 7 points le QI de
ses aînés en raison du meilleur taux de pénétration de la scolarité,
des évolutions de la pédagogie, et sans doute de l'amélioration de
qualité de la nutrition. Dans les pays les plus précocement convertis à
Internet - Norvège, Danemark et Grande Bretagne -, un recul de cet
effet a été constaté. Il pourrait être dû à la façon dont Internet
modifie la mesure de l'intelligence, telle que nous la connaissons, à
travers les tests de QI. Des chercheurs de l'université de Columbia, à
New York, ont montré, l'an dernier, que l'accès facilité à l'information
nous pousse à moins mémoriser l'information elle-même que le chemin qui
nous y mène.
« La manipulation des écrans mobilise surtout des automatismes. Elle
sollicite les parties les plus développées et anciennes de notre
cerveau - celles qui règlent les fonctions de l'action et de la
perception - et nous demandent de penser moins », résume le
psychiatre Serge Tisseron, coauteur d'un avis de l'Académie des sciences
intitulé « L'Enfant et les écrans » (Le Pommier, 2013).
Pire :
certains travaux présument que l'utilisation des médias numériques
déclenche la sécrétion de dopamine, l'hormone de la récompense qui rend
si difficile d'arrêter de fumer, de boire ou de fréquenter les casinos.
Une étude européenne a, également, mis en évidence un accroissement du
volume du striatum, une partie centrale du cerveau liée au système de
récompense. « Le risque de dépendance est d'autant plus grand
qu'Internet et les autres médias n'ont pas besoin de créer de besoin
pour susciter leur usage : ils s'appuient sur la satisfaction d'un
intérêt archaïque de l'espèce humaine pour les relations sociales », indique l'avis des académiciens.
Des aspects positifs aussi
Notre « shoot numérique » n'a, cependant, pas que des inconvénients. « D'un point de vue strictement cognitif, explique le professeur Olivier Houdé, directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant ,
les nouvelles technologies numériques sont des outils d'une puissance
inédite pour mettre le cerveau en mode hypothetico-déductif et explorer
toutes les possibilités offertes. » Les études de psychologie
expérimentale confirment ainsi que la pratique de jeux vidéo d'action,
par exemple, améliore les capacités d'attention visuelle des
adolescents : identification de cibles, flexibilité, attention
simultanée à plusieurs choses, jusqu'à une capacité de logique accrue
que les chercheurs qualifient « d'inférence probabiliste ».
A condition de préserver une
forme d'intelligence plus lente et profonde (par la lecture par
exemple), l'influence bénéfique des écrans serait à son comble pendant
l'adolescence. « Cet âge de la puberté, avec ses transformations
physiques et sexuelles, est aussi l'âge où s'opère une sorte de
"décrochage" de la pensée par rapport au réel, poursuit Olivier Houdé. Les
traitements quantitatifs (nombre) et qualitatifs (catégorisation) que
réalise l'enfant sur des objets concrets se transforment en propositions
logiques, idées, hypothèses, surtout dans le domaine des états mentaux
et sentiments que l'on attribue à l'autre. C'est l'âge du raisonnement
dans toute la force du terme.
Ce qui se joue avec la société numérique,
c'est une ouverture inédite sur tous les possibles ». A défaut
d'être plus attentif, l'homme élevé au grain numérique sera-t-il au
moins plus ouvert. Une autre forme d'intelligence ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire