mardi 27 mai 2014

Les écrans changeront-ils notre cerveau ?

Le cerveau humain est hypersensible à l'environnement. L'omniprésence des médias numériques va façonner leur architecture et transformer l'intelligence humaine.


Google Glass sur le nez et smartphone à l'oreille, l'humanité sera bientôt plus accro aux écrans numériques que ne l'a été Toumaï au silex, il y a 7 millions d'années... Depuis cette ère des steppes, l'environnement a subtilement modelé le cerveau de l'homme, construit la parole, les relations sociales, les stratégies de chasse et de survie, l'abstraction, puis l'art et la futilité… Avec l'omniprésence des écrans, une nouvelle révolution se prépare-t-elle pour notre cortex ? 

Certains imaginent déjà le pire. « Le cerveau fonctionne comme tout organisme vivant : plus son environnement nourricier porte de nutriments, meilleure est sa croissance. Or la nourriture numérique est pauvre et le développement cérébral va en pâtir », estime par exemple Michel Desmurget, spécialiste en neurosciences cognitives, auteur d'un ouvrage critique sur le sujet (« TV Lobotomie », Max Milo Editions, 2011).
Les effets dévastateurs de la télévision sur l'architecture cérébrale ont déjà été mis en évidence, en 1997, par deux pédopsychiatres américains, Frederick Zimmerman et Dimitri Christakis, qui ont établi qu'une consommation excessive d'écrans altérait la formation des synapses et perturbait les apprentissages dans les 3.000 familles qu'ils avaient placées sous surveillance. Depuis, l'exposition aux radiations numériques s'est encore amplifiée. Une étude Nielsen chiffre à 11 heures par jour le temps passé par les Américains devant les médias électroniques : smartphones, ordinateurs, consoles de jeux, affichage interactifs et autres télés… « Les risques de troubles cognitifs sont réels : perturbation du sommeil, problèmes de concentration, perte de créativité… », énumère Michel Desmurget.
Certains travaux mettent aussi en évidence que les écrans peuvent saturer la mémoire dite « de travail », qui stocke les informations nécessaires aux activités en cours, et faire baisser nos performances intellectuelles en augmentant le temps de réalisation des différentes tâches. La génération « digital native », par essence zappeuse, aurait donc plus de difficultés à se concentrer, comme si tout la distrayait. « Les cerveaux de ces enfants sont en surchauffe face à la masse d'informations numériques à traiter. Ils peinent à faire le tri entre l'essentiel et le superflu, et bloquent difficilement les informations les moins utiles au développement de l'intelligence », poursuit le chercheur.

L'hormone de la récompense

Certains y voient l'explication des premiers signes d'inflexion de l'effet Flynn, la « loi de Moore de l'intelligence », qui constate que chaque nouvelle génération améliore, depuis un siècle, de 3 à 7 points le QI de ses aînés en raison du meilleur taux de pénétration de la scolarité, des évolutions de la pédagogie, et sans doute de l'amélioration de qualité de la nutrition. Dans les pays les plus précocement convertis à Internet - Norvège, Danemark et Grande Bretagne  -, un recul de cet effet a été constaté. Il pourrait être dû à la façon dont Internet modifie la mesure de l'intelligence, telle que nous la connaissons, à travers les tests de QI. Des chercheurs de l'université de Columbia, à New York, ont montré, l'an dernier, que l'accès facilité à l'information nous pousse à moins mémoriser l'information elle-même que le chemin qui nous y mène. 
« La manipulation des écrans mobilise surtout des automatismes. Elle sollicite les parties les plus développées et anciennes de notre cerveau -  celles qui règlent les fonctions de l'action et de la perception  - et nous demandent de penser moins », résume le psychiatre Serge Tisseron, coauteur d'un avis de l'Académie des sciences intitulé « L'Enfant et les écrans » (Le Pommier, 2013).
Pire : certains travaux présument que l'utilisation des médias numériques déclenche la sécrétion de dopamine, l'hormone de la récompense qui rend si difficile d'arrêter de fumer, de boire ou de fréquenter les casinos. Une étude européenne a, également, mis en évidence un accroissement du volume du striatum, une partie centrale du cerveau liée au système de récompense. « Le risque de dépendance est d'autant plus grand qu'Internet et les autres médias n'ont pas besoin de créer de besoin pour susciter leur usage : ils s'appuient sur la satisfaction d'un intérêt archaïque de l'espèce humaine pour les relations sociales », indique l'avis des académiciens.

Des aspects positifs aussi

Notre « shoot numérique » n'a, cependant, pas que des inconvénients. « D'un point de vue strictement cognitif, explique le professeur Olivier Houdé, directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant , les nouvelles technologies numériques sont des outils d'une puissance inédite pour mettre le cerveau en mode hypothetico-déductif et explorer toutes les possibilités offertes. » Les études de psychologie expérimentale confirment ainsi que la pratique de jeux vidéo d'action, par exemple, améliore les capacités d'attention visuelle des adolescents : identification de cibles, flexibilité, attention simultanée à plusieurs choses, jusqu'à une capacité de logique accrue que les chercheurs qualifient « d'inférence probabiliste ».
A condition de préserver une forme d'intelligence plus lente et profonde (par la lecture par exemple), l'influence bénéfique des écrans serait à son comble pendant l'adolescence. « Cet âge de la puberté, avec ses transformations physiques et sexuelles, est aussi l'âge où s'opère une sorte de "décrochage" de la pensée par rapport au réel, poursuit Olivier Houdé. Les traitements quantitatifs (nombre) et qualitatifs (catégorisation) que réalise l'enfant sur des objets concrets se transforment en propositions logiques, idées, hypothèses, surtout dans le domaine des états mentaux et sentiments que l'on attribue à l'autre. C'est l'âge du raisonnement dans toute la force du terme.
 Ce qui se joue avec la société numérique, c'est une ouverture inédite sur tous les possibles ». A défaut d'être plus attentif, l'homme élevé au grain numérique sera-t-il au moins plus ouvert. Une autre forme d'intelligence ?
Paul Molga

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