La presse allemande effrayée par la politique de la BCE
Le nouvel assouplissement de la BCE provoque des cris d'orfraies
dans toute la presse outre-Rhin. Décryptage et explications.
Décidément, l'Allemagne est une île en Europe. Alors que
tout le monde attend des mesures de la BCE ce jeudi que l'on espère
salutaires pour l'économie de la zone euro, la presse allemande frémit
ce jeudi 5 juin de craintes et d'inquiétudes. La perspective d'un taux
de dépôt négatif pour les banques auprès de la BCE semble avoir provoqué
une vague d'effroi dans les rédactions outre-Rhin.
La torture des épargnants allemands
De la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) au Handelsblatt,
la presse allemande se penche sur le destin tragique des « épargnants »
qui, une nouvelle fois, selon eux, vont être les grands perdants de la
politique de taux bas de la BCE. « Ce qui est immoral dans cette histoire », souligne Gabor Steingart, le directeur de la rédaction du Handelsblatt dans sa newsletter matinale, « c'est que les épargnants vont payer pour les spéculateurs. » Son journal titre ce jeudi : « les épargnants sont menacés de perdre des milliards d'euros » Cette sollicitude est quasi universelle dans la presse allemande ce matin. La FAZ se lamente sur « ceux qui vont devoir payer les frais de ce feu de paille conjoncturel » que sera, selon son éditorialiste, cette politique de taux bas.
Ces journaux reprennent la rhétorique des banques
mutualistes et des caisses d'épargne allemandes qui se sont élevés
contre la politique de taux bas de la BCE mercredi. Le président de la
fédération des caisses d'épargne (Sparkassenverband) Georg Fahrenschon
n'y est pas allé par quatre chemins : il a évoqué une « expropriation »
des épargnants. On peut comprendre son inquiétude : ses banques, comme
les mutualistes, ont un modèle économique principalement fondé sur la
force de leurs dépôts. Si, faute de rémunération, ces derniers viennent à
se réduire, alors leur capacité d'emprunts sera plus faible. Mais nul
ne contraint les banques à faire elle-même payer les dépôts, car si,
plutôt que d'avoir recours aux facilités de paiement de la BCE, elle
prête l'argent, elle peut réaliser des profits qui lui permettront de
continuer à rémunérer les dépôts. Ceci est particulièrement vrai en
Allemagne où le risque de prêter aux PME est assez faible.
Le risque de bulle immobilière et d'inflation
Une autre inquiétude est celle de l'entretien d'une «
bulle », notamment de immobilière dans un pays où, déjà, les taux ont
beaucoup monté. La Süddeutsche Zeitung,
plutôt considéré comme de centre-gauche et qui, par ailleurs, relaie la
crainte de déflation dans ses colonnes, s'alarme, ce danger que la BCE
pourrait alimenter par ses taux bas. Derrière ce risque de « bulle » se
dresse l'éternelle crainte inflationniste que le recul à 0,9 % en mai du
taux d'inflation allemand ne parvient pas à atténuer. Mercredi, le
président de la banque d'Etat KfW, Ulrich Schröder, a ainsi assuré
« voir le risque d'une bulle des prix. » Et d'ajouter : « cette baisse des taux est très préoccupante pour l'économie allemande. »
L'obsession de « l'aléa moral »
Mais évidemment, ce qui met particulièrement en rage les
éditorialistes allemands, c'est « l'aléa moral », devenu une obsession
outre-Rhin. Toute mesure soutenant l'activité est considérée en
Allemagne comme une incitation pour les « mauvais élèves de la zone
euro » à ne pas se réformer. « Plus la BCE se met au service des
politiques et plus la pression sera faible pour la France et l'Italie de
réduire leur coût du travail afin d'améliorer leur compétitivité », assène ainsi Holger Stellzner , éditorialiste à la FAZ qui, immanquablement, ajoute que ces pays devraient s'inspirer de « l'exemple allemand », lorsque Gerhard Schröder a été incité aux réformes par les taux trop élevés qui, alors, frappaient l'Allemagne. Même son de cloche dans Die Welt où
on soupçonne Mario Draghi, le « nouveau Bismarck » de vouloir faire
l'unité européenne grâce à « l'argent facile. » Mais, prévient Daniel
Eckert, l'éditorialiste, « les Etats de la zone euro doivent se réformer et l'argent de Mario Draghi ne les aidera pas. »
Le mythe du « modèle allemand » pour l'Europe
Ces critiques oublient évidemment l'essentiel : le risque de
déflation ne provient pas d'un « manque de réformes », mais bien plutôt
d'une mise en place de politiques bien trop récessives, trop rapides et
mal adaptées aux situations des Etats de la zone euro. Quant à
l'exemple allemand, l'argument est irrecevable. D'abord parce que
l'Allemagne en 2003 était déjà un Etat fortement industrialisé et
exportateur, et qui, s'il payait des taux trop élevé, a bénéficié d'un
accord avec la France pour ne pas respecter les critères de Maastricht
le temps de mettre en place des réformes. Ceci a permis à Gerhard
Schröder de réduire d'abord les taxes sur les entreprises, avant de
frapper la consommation au moment où la conjoncture reprenait de la
force. Dans le cas allemand, l'aléa moral n'a pas joué. Mais les
éditorialistes outre-Rhin ne veulent pas accorder aux autres Etats ce
qui a été accordé à leur propre nation…
Contraindre l'Allemagne à plus de solidarité
En réalité, ce qui inquiète les élites allemandes, c'est que
cette politique menace leur propre modèle fondée sur les exportations.
La politique de la BCE sanctionne les épargnants, favorise la
consommation et l'investissement et vise à faire baisser l'euro. Autant
d'éléments qui risquent, en effet, de peser sur le modèle allemand en
faisant reculer la compétitivité externe et l'excédent courant de
l'Allemagne. Mario Draghi tente de réaliser ce que les politiques
européens ont été incapables de faire accepter à l'Allemagne : davantage
de solidarité au sein de la zone euro.
Menaces sur le modèle économique traditionnel
En consommant plus, en important plus, la première économie
européenne pourrait tirer les autres. Le succès de cette politique est
certes contestable, car la demande intérieure allemande ne semblent pas
une locomotive très efficace si l'on en croit les chiffres du premier
trimestre 2014. L'efficacité des mesures de la BCE peut aussi être
contestée. Mais du moins Mario Draghi tente de faire bouger les lignes.
Il est certain, en revanche, que pour les entrepreneurs et banquiers
allemands, habitués à toucher les fruits de leurs exportations en
comprimant la demande interne et celle des autres pays de la zone euro,
cette expérience est une mauvaise nouvelle. Mais l'Allemagne a voulu
conserver l'euro. Elle doit aussi en payer le prix aujourd'hui.
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