lundi 12 mai 2014

La finance s'emballe alors que rien n'est réglé

Avec des économies qui vont mieux, la finance flambe à nouveau. Mais les problèmes de fond révélés par la crise n'ont pas été réglés, seulement engloutis par un océan de liquidités. Les solutions restent à inventer.

Boll pour « Les Echos »
Boll pour « Les Echos »
L'économie mondiale va mieux. Mais rien n'est réglé au fond. La finance peut donc exploser à tout moment. Ces trois propositions ont été soumises ces derniers jours à un dirigeant d'une organisation financière internationale, un chef d'une grande entreprise, un gérant de fonds, un chef économiste d'une grande banque, d'autres encore. A chaque fois, la réaction a été la même : un temps de réflexion suivi d'un acquiescement. C'est le signe que le redémarrage des économies avancées pose autant de questions qu'il apporte de réponses. Ou que la normalisation est anormale.
Redémarrage il y a, sans nul doute. Aux Etats-Unis, l'emploi a retrouvé son niveau d'avant-crise. Au Japon, la hausse de la TVA semble faire enfin sortir le pays de deux décennies de déflation. Au Royaume-Uni, l'activité accélère à 3 % l'an, démentant les sombres pronostics de la majorité des prévisionnistes. En Europe, même la Grèce semble repartir de l'avant, après un terrifiant recul d'un quart de sa production. Dans les pays émergents, l'activité a ralenti après les remous de l'an dernier mais elle reste plus tonique que dans les pays avancés.
Les indicateurs financiers sont aussi repartis. En France, l'indice CAC 40 a retrouvé ses niveaux d'avant-faillite de Lehman Brothers. Aux Etats-Unis, l'indice S&P 500, le plus large, bat ses records, 20 % au-delà de son pic précédent de 2007. En Europe, les entreprises, qui trouvent moins facilement de l'argent chez leurs banquiers, empruntent sur les marchés financiers à des taux d'intérêt cléments. L'Etat grec a levé de l'argent frais, pour la première fois depuis quatre ans. Le Portugal sort de son plan d'aide, après l'Irlande. Les taux d'intérêt sur les dettes publiques des pays du Sud, qui avaient bondi lors de la crise de l'euro, ont beaucoup baissé depuis que le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a promis de faire « tout ce qu'il faudra » pour préserver la monnaie.
En réalité, c'est ici que les questions commencent. Car ce qui est considéré comme le retour à la normale dans la finance touche ce qui a été le plus anormal avant la tempête de 2008. Bien sûr, les produits ultra-sophistiqués de la titrisation n'ont pas réapparu. Mais les prêteurs recommencent à prêter les yeux fermés. En témoigne le retour frénétique des financements « covenant light », « légers » en garanties apportées par l'emprunteur. C'est le cas du montage d'Altice pour racheter l'opérateur de télécoms SFR. Aux Etats-Unis, plus de la moitié des emprunteurs « cov-lite » sont fragiles (notation au plus égale à B) contre le tiers en 2007.
Autre signal d'alarme : les bonus dans la finance flambent à nouveau. Wall Street en a versé 26 milliards de dollars pour l'an dernier, le plus haut niveau depuis les 39 milliards de 2007. Indépendamment de toute considération morale, c'est l'indice que les mécanismes de rente propres à la finance sont toujours là, et avec eux les incitations à prendre des risques excessifs.
Et la baisse des taux d'intérêt accordée aux entreprises ou à certains Etats n'est pas qu'une bonne nouvelle : elle pointe aussi une sous-estimation du risque. C'est l'analyse de José Viñals. Le directeur du département banques et marchés financiers au Fonds monétaire international relève que les obligations à haut rendement (« high yield ») émises ces trois dernières années font le double de celles émises dans le même temps avant la crise.
Ce qui nous amène aux problèmes non réglés. Bien sûr, les banques sont mieux surveillées qu'avant. Elles doivent respecter des règles plus exigeantes, parfois trop. Mais deux failles majeures du système financier restent béantes. D'abord, le « shadow banking » : nombre de transactions financières fuient dans la « finance de l'ombre » moins bien surveillée - voire pas du tout. Cette fuite devient un casse-tête en Chine. Ensuite, le « too big to fail » : les grandes banques de la planète restent trop grosses pour faire faillite. Elles bénéficient toujours d'une garantie implicite des Etats qui se chiffre au bas mot en dizaines de milliards de dollars ou d'euros.
L'économie ne fait pas mieux que la finance. Bien sûr, la croissance se raffermit. Mais ses ressorts posent question. Dans les pays les plus vifs, l'endettement public (Japon) ou privé (Etats-Unis et Royaume-Uni) joue un rôle central. Ailleurs, ça rame. Derrière, il semble bien y avoir une inflexion dans les gains de productivité. Et des problèmes, eux aussi non résolus pour l'instant, de partage des revenus.
Mais toutes ces interrogations sont noyées dans une mer de liquidités. La machine à liquidités avait commencé à fonctionner à grande échelle au début des années 2000, avec les taux d'intérêt très bas aux Etats-Unis et le recyclage des excédents chinois croissants. Après le krach de 2008, elle avait tourné de plus belle, partout. La Fed américaine s'est ensuite lancée dans la fabrication de monnaie en masse (les fameux « QE »). Elle ralentit maintenant, mais la Banque du Japon a pris le relais et pourrait accélérer bientôt, peut-être rejointe par la BCE - c'est la promesse implicite du «  ce qu'il faudra ». Cet océan monétaire provoque la résurgence des excès financiers vus dans les années 2000. Tout se passe comme si les investisseurs plaçaient leur argent en fonction d'un scénario optimal - « pricing for perfection ». Mais la perfection n'est pas de ce monde. Au cours du passage de « marchés guidés par la liquidité à des marchés guidés par la croissance », souhaité par le FMI dans son dernier rapport sur la stabilité financière , il va y avoir des déceptions. Et des explosions. Cette fois-ci encore moins que la précédente, vous ne pourrez pas dire que vous n'aviez pas été prévenus.
Jean-Marc Vittori
Editorialiste aux « Echos »

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